L’intime, le corps et l’angoisse
Sophie Badens : une photographe du regard intérieur
A vouloir tout voir, on ne peut rien voir : la possibilité et la volonté de « tout montrer » du corps intime constituent l’utopie picturale qui fonde la démarche pornographique contemporaine. On sait quelles sont les limitations intrinsèques de cette démarche : au lieu de parvenir à saisir l’intimité de l’être, son intérieur, elle conduit à une désunification de sa personnalité par un morcellement mortifère de ses composantes. Par la représentation pornographique est livrée une image morcelée du corps, un effacement du visage qui interdit la recomposition du corps et qui favorise un glissement vers l’extrême, vers le « toujours plus à voir », au prix de la perte de l’unité du corps. La surexposition photographique conduit au morcellement de la personne physique . Une conception faussée de la transparence n’aboutit qu’à une opacité accrue sur l’existence. L’intérieur reste inaccessible.
On pourrait dire que la démarche photographique de Sophie Badens se situe exactement à l’opposé : une recherche anti-pornographique dans la mesure où il s’agit de voir l’intime en montrant le corps. D’où la question pratique simple, très classique en art et largement explorée depuis longtemps : comment montrer le corps pour qu’il laisse entrevoir la personne ? Comment ne pas tout donner à lire d’emblée pour qu’une vérité puisse surgir des corps montrés ? Comment accéder à cette intimité en préservant le voile d’un corps pourtant largement exposé ? L’une des réponses apportées par cette série de photographies est : par une mise en situation scénarisée qui correspondrait à une composante particulière de la personne, propre à laisser entrevoir son intimité. Une saisie typique de l’autre, par son regard intérieur. On présente ci-après un exemple de cette scénarisation par un commentaire de quelques exemples de la série « intime ».
Ainsi Véronique semble se laisser saisir comme surprise dans une attitude gestuelle dont on ne sait si elle va se poursuivre vers un plus grand dévoilement du corps ou au contraire si elle représente une interruption du dévoilement de ce corps par la main qui retient la bretelle : « voilà qui je suis » semble-t-elle nous dire. Mais l’ambiguïté du mouvement de retenue traduit un mélange de crainte et d’espièglerie. « Vous voulez jouer ? » ou bien « n’en ai-je pas trop montré ? », ou encore « vous m’avez surprise. Oui, c’est bien moi ». Et l’on reste admiratif devant la puissance de la suggestion opérée par la prise photographique, justement qualifiée d’« instantané » : l’instant de l’incertitude qui dévoile l’intérieur en laissant ouvertes toutes les possibilités des gestes. Tout le talent de Sophie Badens tient dans cette capacité à condenser la fluctuation du désir mêlé d’une légère inquiétude qui traverse le regard de cette femme pour venir toucher le spectateur dans son propre désir. Car le désir de l’autre est souvent associé à la crainte d’être soi.
C’est aussi la crainte qui semble figer Sylvie dans une attitude d’observation attentive, comme inquiète de trop se montrer au regard de l’autre. Ici également, un commencement de mouvement de tissu qui dénude l’épaule et la poitrine produit un dévoilement qui semble compensé par le regard du modèle. Il apparaît que ce regard est aussi mobile que ne l’est plus le tissu immobilisé : on est, ici aussi, frappé par le talent photographique qui parvient à capter sur ce seul regard une expression changeante, qui passe de l’appel de l’autre (désir) à la retenue vers l’autre (crainte). Comme si, à nouveau, on trouvait une mystérieuse association entre désir de l’autre et crainte de soi. L’intimité se révèle à nouveau dans cette pose qui peut être considérée à la fois comme suggestive, lascive ou inquiète. Invitation au plaisir ou retrait sur soi dans une expectative vigilante. « Oui, c’est moi » nous dit cette femme, « je suis ainsi, à la fois désirante et attentive ».
La photo suivante, Sylvie 2, semble apporter une réponse à cette interrogation : ici, la posture est davantage exposée, plus abandonnée que dans la position précédente. Mais pourtant, malgré cette apparente offrande corporelle, il reste encore une infime trace d’angoisse qui transparaît dans les yeux grands ouverts qui fixent d’un air interrogatif le spectateur. « Me voici » semble nous dire cette femme, mais la décision de se livrer n’efface pas la crainte de la rencontre. Que va-t-il se passer ensuite ? En écho des considérations de l’introduction, on ne peut que voir ici à quel point le nu est mis au service de ce questionnement, comment ce nu raconte une histoire, histoire dont le contenu est tout entier donné par le regard de la femme. C’est l’intensité de ce regard qui nous permet, à notre tour, de regarder de manière juste la poitrine puis le ventre, puis les poils pubiens : ici, pas d’impudeur ; l’unification du corps est tout entière portée par l’intimité qui prend le risque de se dévoiler par le regard. Autrement dit, c’est par l’intime que le corps accède au sens, et non l’inverse : on n’accède pas à l’intime par la vision externe du corps. C’est en cela qu’il s’agit très exactement d’une anti-pornographie, et cette magnifique photographie le dit de manière presque emblématique.
Plus décontractée et plus amusée aussi, Sylvie 3 semble revenue de la traversée de la rencontre avec l’autre : les craintes ont disparu et tout le reste ne serait que discours inutiles, à l’image (précisément…) des motifs du tableau devant lequel est effectuée la prise de vue « blablabla ». Ou bien, pourrait-on dire aussi, maintenant que les corps ont illustré une partie de l’intime, on peut à présent parler, même si les mots sont moins importants que les gestes (d’où le blablabla : peu importe les mots). Un apaisement serein se dégage de cette photographie, une fois encore traversée par le regard du modèle, une fois encore capté de manière adéquate par le talent de Sophie Badens.
C’est pourtant une tension forte qui habite le portrait de Christelle. La rayure de la photo accentue le contraste entre un abandon complet à l’autre représenté par la posture du modèle et le risque de la blessure reçue comme une entaille dans sa chair. Le plaisir de se laisser totalement aller semble s’accompagner ici de l’acceptation d’une douleur inévitable. Celle d’une brûlure qui pourrait être produite par la flamme que semble représenter le trou du négatif ? Celle d’une marque de flagellation qui pourrait être donnée par une cravache figurée par la rayure, venant frapper la partie dénudée du corps ? Celle de la pénétration d’un objet tranchant et droit dans les courbes féminines dévoilées par l’ouverture du vêtement ? Comme si un résidu de violence restait inséparable de l’abandon total de soi, comme si la marque de la blessure devenait la forme inéluctable de la rencontre. Ici, pour une fois, pas de regard capturé, mais une expression du visage extrêmement ambiguë à nouveau excellemment bien saisie par Sophie Badens. Tout est contenu dans cette attitude : « je suis prête » nous dit cette femme. Prête à quoi ? Nous ne le savons pas, mais Sophie Badens semble répondre : à rencontrer l’autre et à m’atteindre moi-même, au prix d’une éventuelle douleur d’avance acceptée.
Finalement, cet intime que cherche à atteindre l’objectif photographique de Sophie Badens se révèle à travers les corps mis en scène, mais semble immédiatement susciter angoisse et inquiétude, voire révolte ou rejet de ce qui pourrait être entrevu. « Non ! » semble s’écrier Virginie 3, comme si elle refusait l’accès à cet intime dévoilé, ou bien comme si elle était elle-même surprise de qu’elle y trouvait. Un « non ! » de rejet ou bien un « non, ça alors ? » de surprise, ou encore un « non, pourquoi ? » d’interrogation, Sophie Badens ne tranche pas mais rend possible les trois interprétations. Le sursaut corporel de Virginie 3 nous dit l’étonnement, la surprise, mais aussi peut-être à nouveau l’effroi, ou l’attente angoissée : « pourquoi ? ». Le beau visage du modèle laisse ici, une nouvelle fois sous le regard acéré de Sophie Badens, transparaître des signes d’inquiétude : l’instabilité intérieure n’est jamais loin de la sérénité. C’est peut-être la raison pour laquelle la seule manière de conjurer l’angoisse de soi ou l’attente de l’autre serait de plonger tout entier dans le don de soi par son corps. C’est la réponse de Virginie 2, composition très forte où, dans une figure d’abandon corporel presque total, la femme se laisse voir exposée aux regards de tous dans une posture d’abdication complète, assez rare dans les choix photographiques de Sophie Badens. Comme si cette femme semblait dire aux spectateurs : « ceci est mon corps, livré pour vous ». L’intime ultime dévoilé ?
Christian Walter
Centre de recherche philosophies contemporaines
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Avril 2008