« Ceci est mon corps » ou la narration de l'intime...
Un très bel article de Christian Walter pour le magazine Constellation.
De très nombreux travaux ont été consacrés à la figure de l’intime en art et en particulier en photographie. L’objet de cet article est d’illustrer cette question en présentant une réflexion personnelle sur certaines œuvres de l’artiste photographe Sophie Badens. La question que sa photographie nous pose avec insistance et qu’elle nous impose d’examiner est : comment représenter l’intime ? Les photographies commentées ici sont extraites de sa série L’intime.
Tout voir et ne rien voir
À vouloir tout voir, on ne peut rien voir : la possibilité et la volonté de « tout montrer » du corps intime constituent une utopie picturale comme, par exemple, celle qui fonde la démarche pornographique. Les débats sur la pornographie sur l’art sont aujourd’hui très connus, la littérature sur cette question est abondante et on ne va pas y entrer ici. Pour un point de vue dans le champ français, on pourra lire par exemple Dominique Baqué, Mauvais genre(s). Érotisme, pornographie, art contemporain (Éditions du regard, 2002). La critique usuelle que l’on adresse à l’ambition de tout montrer est que cette monstration exhaustive empêche de voir l’intime. Au lieu de tout voir, on ne voit rien, tout voir représente un obstacle à saisir l’intime. Ainsi donc, au lieu de parvenir à saisir l’intimité de l’être, son intérieur, la démarche pornographique épuiserait le regard et conduirait à une désunification de la personne – celle qui voit, celle qui est vue – par un morcellement de ses composantes, une fragmentation mortifère. Selon cette perspective, par la représentation pornographique serait livrée une image morcelée du corps, un effacement du visage qui interdirait la recomposition du corps et qui favoriserait un glissement vers l’extrême, vers le « toujours plus à voir », au prix de la perte de l’unité du corps. La surexposition photographique conduirait au morcellement de la personne physique. Une conception faussée de la transparence n’aboutirait qu’à une opacité accrue sur l’existence. L’intérieur, l’intime, resterait inaccessible. Tous ces débats sont connus et nous les rappelons dans le seul but de situer, par contraposé, le travail de Sophie Badens sur l’intime.
Car, si trop montrer le corps peut représenter un obstacle à saisir l’intime, ne rien montrer en est un autre. Dans la recherche de l’entre-deux, de la position photographique adéquate qui permet la juste « prise de vue », se situe la démarche de Sophie Badens dans sa série L’intime. Cette série interroge le rapport à l’intime par le corps montré, dans une galerie de portraits effectués en argentique avec un tirage en virage coloré sur plexiglas, de grand format 80x60 cm.
Une narration de l’intime
La question très classique en art et largement explorée depuis longtemps est la suivante. Comment montrer le corps pour qu’il laisse entrevoir la personne ? Comment ne pas tout donner à lire d’emblée pour qu’une vérité puisse surgir des corps montrés ? Comment accéder à cette intimité en préservant le voile d’un corps pourtant largement exposé ? L’une des réponses apportées par la série L’intime est : par une mise en situation scénarisée qui correspondrait à une composante particulière de la personne, cette composante, cet angle de vue, jouant le rôle d’un vecteur d’accès à l’intérieur, propre à laisser entr’apercevoir l’intimité. Il s’agirait en quelque sorte d’une saisie typique de l’autre à partir de son regard intérieur. Le scénario choisi par l’artiste, la dimension narrative de l’image composée à travers l’objectif de l’appareil photographique, aurait ainsi cette fonction de permettre d’entrer dans l’intime, de voir l’intime, tel un canal d’accès à quelque chose qui est « là » mais qu’on ne voit pas immédiatement. Plus précisément, qu’on verra avec le corps. Qu’est-ce que le corps révèle de l’intime. La narration visuelle représente alors un accès à l’intime. On présente ci-après un commentaire de quelques images de la série L’intime.
Considérons pour commencer la photographie intitulée Véronique (ci-contre). Le choix narratif effectué par Sophie Badens donne l’impression que la femme semble se laisser saisir comme surprise dans une attitude gestuelle dont on ne sait si elle va se poursuivre vers un plus grand dévoilement du corps ou au contraire si elle représente une interruption du dévoilement de ce corps par la main qui retient la bretelle : « voilà qui je suis » semble-t-elle nous dire. Mais l’ambiguïté du mouvement de retenue fixé par l’objectif de Sophie Badens traduit un mélange de crainte et d’espièglerie. « Vous voulez jouer ? » ou bien « n’en ai-je pas trop montré ? », ou encore « vous m’avez surprise. Oui, c’est bien moi ». La suggestion opérée par la prise photographique, justement qualifiée d’« instantané », saisit l’instant de l’incertitude qui dévoile l’intérieur en laissant ouvertes toutes les possibilités des gestes. Ici, Sophie Badens a condensé la fluctuation du désir mêlé d’une légère inquiétude qui traverse le regard de cette femme pour venir toucher le spectateur dans son propre désir. Car le désir de l’autre est souvent associé à la crainte d’être soi.
Désir de l’autre et crainte de soi
C’est aussi la crainte qui semble figer Sylvie 1 (ci-contre) dans une attitude d’observation attentive, comme inquiète de trop se montrer au regard de l’autre. Ici également, un commencement de mouvement de tissu qui dénude l’épaule et la poitrine produit un dévoilement qui semble compensé par le regard du modèle. Il apparaît que ce regard est aussi mobile que ne l’est plus le tissu immobilisé. Le geste photographique de Sophie Badens parvient à capter sur ce regard une expression changeante qui passe de l’appel de l’autre (désir) à la retenue vers l’autre (crainte). Comme si, à nouveau, on trouvait une mystérieuse danse entre le désir de l’autre et la crainte de soi. L’intimité se révèle à nouveau dans cette pose qui peut être considérée à la fois comme suggestive, lascive ou inquiète. Une invitation au plaisir ou un retrait sur soi dans une expectative vigilante. « Oui, c’est moi » nous dit cette femme, « je suis ainsi, à la fois désirante et attentive ».
La photo suivante, Sylvie 2 (ci-contre), semble apporter une réponse à cette interrogation. Dans cette image, la posture est davantage exposée, plus abandonnée que dans la position précédente. Pourtant, malgré cette apparente offrande corporelle, il reste encore une infime trace d’angoisse qui transparaît dans les yeux grands ouverts qui fixent d’un air interrogatif le spectateur. « Me voici » semble nous dire la femme, mais la décision de se livrer n’efface pas la crainte de la rencontre. Que va-t-il se passer ensuite ? On ne peut que voir ici à quel point le nu est mis au service de ce questionnement, comment ce nu raconte une histoire, histoire dont le contenu est tout entier donné par le regard de la femme. C’est l’intensité de ce regard qui nous permet, à notre tour, de regarder de manière juste son corps dénudé. Ici, pas d’impudeur. L’unification du corps est tout entière portée par l’intimité qui prend le risque de se dévoiler par le regard. Autrement dit, c’est par l’intime que le corps accède au sens, et non l’inverse. On n’accède pas à l’intime par la vision externe du corps. C’est en cela que l’on pourrait considérer que la démarche de Sophie Badens est au sens exact antipornographique. Cette image semble présenter ce programme de façon emblématique.
Plus décontractée et plus amusée aussi, Sylvie 3 (ci-contre) semble revenue de la traversée de la rencontre avec l’autre. Les craintes semblent avoir disparu et le reste ne serait que discours inutile, à l’image (précisément…) des motifs du tableau devant lequel est effectuée la prise de vue, « blablabla ». Ou bien, pourrait-on dire aussi, maintenant que les corps ont illustré une partie de l’intime, on peut à présent parler, même si les mots sont moins importants que les gestes (d’où le blablabla : peu importe les mots). Un apaisement serein semble se dégager de cette photographie, une fois encore traversée par le regard du modèle saisi par l’appareil de Sophie Badens.
C’est pourtant une tension qui habite le portrait de Christelle (ci-contre). La rayure de la photo accentue le contraste entre un abandon complet à l’autre représenté par la posture du modèle et le risque de la blessure reçue comme une entaille dans sa chair. Le plaisir de se laisser totalement aller semble s’accompagner ici de l’acceptation d’une douleur inévitable. Celle d’une brûlure qui pourrait être produite par la flamme que semble représenter le trou du négatif ? Celle d’une marque de flagellation qui pourrait être donnée par une cravache figurée par la rayure, venant frapper la partie dénudée du corps ? Celle de la pénétration d’un objet tranchant et droit dans les courbes féminines dévoilées par l’ouverture du vêtement ?
Comme si un résidu de violence restait inséparable de l’abandon total de soi, comme si la marque de la blessure devenait la forme inéluctable de la rencontre. Ici, pour une fois, pas de regard capturé, mais une expression du visage extrêmement ambiguë que nous propose l’œil de Sophie Badens. Tout est contenu dans cette attitude : « je suis prête » nous dit cette femme. Prête à quoi ? Nous ne le savons pas, mais Sophie Badens semble répondre. Prête à rencontrer l’autre et à m’atteindre moi-même, au prix d’une éventuelle douleur d’avance acceptée.
Le je(u) du corps
Finalement, cet intime que cherche à atteindre l’objectif photographique de Sophie Badens se révèle à travers les corps mis en scène mais semble immédiatement susciter angoisse et inquiétude, voire révolte ou rejet de ce qui pourrait être entrevu. « Non ! » semble s’écrier Virginie 3 (ci-contre), comme si elle refusait l’accès à cet intime dévoilé, ou bien comme si elle était elle-même surprise de qu’elle y trouvait. Un « non ! » de rejet mais pourquoi pas un « non, ça alors ? » de surprise (genre « ah c’est toi ! », ou encore un « non, pourquoi ? » d’interrogation. La prise de vue de Sophie Badens ne tranche pas et rend possible les trois interprétations. Le sursaut corporel de Virginie 3 nous dit l’étonnement, la surprise, mais aussi peut-être à nouveau l’effroi, ou l’attente angoissée : « pourquoi ? ». Le visage du modèle laisse ici, sous l’œil photographique, transparaître des signes d’inquiétude. L’instabilité intérieure ne semble jamais loin de la sérénité.
Peut-être est-ce la raison pour laquelle la seule manière de conjurer l’angoisse de soi ou l’attente de l’autre serait de plonger tout entier dans le don de soi par le jeu du corps. Non seulement un jeu dans le sens ludique (le mouvement du corps devant l’objectif photographique) mais aussi un jeu dans le sens mécanique du mot, comme l’espace vide entre deux pièces qui jouent, un entre-deux du corps qui laisse entrevoir la fêlure, la faille, que le jeu (au sens ludique) du corps visibilise. Jouer son je(u). Cela semble être la réponse de Virginie 2 (ci-contre), une composition où, dans une figure d’abandon corporel presque total, la femme se laisse voir exposée aux regards de tous dans une posture de reddition, une pose apparemment passive en réalité activement agie, qui exprime les choix représentatifs de Sophie Badens pour donner une piste d’accès à l’intime.
Comme si la femme semblait dire aux spectateurs « ceci est mon corps, livré pour vous ». Comme si la passivité avec son « je » devenait la clé de l’accès à soi.
L’intime ultime dévoilé ?
Un article de Christian WALTER.
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