La faille, la forêt et la quête spirituelle
Cet interview a été publiée dans Les Cahiers A'chroniques et sur le site Chroniques de l'Antimonde

Que cherchais-tu à mettre en évidence dans la série La forêt ?
La série de la forêt est née après le COVID. D’une part, nous avions tous envie de quitter le studio et de respirer. D’autre part, je cherchais depuis longtemps à ajouter une dimension supplémentaire au travail que je que je fais depuis 20 ans sur l'intime, parler d’intime en y ajoutant la nature. Une nature physique que je concevais comme un miroir à la nature humaine, à l'état émotionnel de la personne, comme une sorte de redondance émotionnelle, une relation miroir, une métaphore poétique.
Un autre aspect de ma démarche était de pouvoir évoquer la quête spirituelle, c'est-à-dire retrouver une relation charnelle avec la Terre Mère. Mes deux grandes inspirations ont été l’univers poétique et troublant de Sally Mann et le cinéma très marqué par le sacré de Terence Malick. J’ai par exemple beaucoup aimé des films comme The Tree of Life ou Le nouveau monde, dans lesquels la nature est filmée d’une manière telle que la présence de Dieu, une présence divine, y est palpable. Je trouve que cette trace de présence divine est omniprésente dans les images de Malick, et, pour moi, cette présence est rare dans la production cinématographique contemporaine, et véritablement splendide.
J'avais vraiment cette envie-là, de retrouver cette puissance de la Terre Mère et ce que nous en dit le Tao. Je ne voulais pas du tout oublier pour autant que notre culture a été façonnée par une représentation d’un Dieu Père, et je voulais vraiment me retrouver à cette croisée des chemins, une sorte de réconciliation entre l'énergie qui vient de la terre et celle qui vient du ciel.
Comme un besoin de reconnecter l’énergie féminine (la Terre Mère) et l'énergie masculine (le Dieu Père) et l'équilibre entre les deux énergies ?
Exactement. Réconcilier les deux énergies divines essentielles sans en privilégier une au détriment de l'autre, est actuellement ce que je cherche, dans une période dans laquelle la relation homme femme me semble passablement questionnée. J'avais envie de reconnecter ça, de réconcilier ça. Ce qui est décrit dans la nature me semblait être relié à ce qui est décrit à l’échelle individuelle ou du couple.
Cela voudrait dire, pour toi, que la forêt agirait comme un rituel de connaissance de soi ?
Oui, tout à fait. La dimension psychanalytique est toujours présente dans mon travail comme elle l’est dans ma vie quotidienne. J'aime beaucoup l'idée de la forêt. Par exemple, tous les contes de notre enfance font référence à la forêt, on pense évidemment aux analyses de Bruno Bettelheim sur la psychanalyse des contes de fée. De manière imagée, on entre dans la forêt comme on plonge dans notre inconscient. C'est la notion d'ombre chez Jung.
Entrer dans la forêt revient à vivre un rituel de passage. On y trouve des épreuves, des situations complexes qui nécessitent des décisions difficiles, des hasards bizarres, des combats contre soi, et on en ressort toujours métamorphosé et transformé. En général, dans les contes, ce sont souvent des enfants qui deviennent des jeunes hommes ou des jeunes femmes en passant par la forêt, ce qui fait apparaître l’adolescence comme une étape importante.
Au-delà de l’adolescence, cela désigne aussi toutes les périodes charnières de notre existence.

Dirais-tu que c’est aussi une source d'énergie ?
Oui, alors là, je reviens sur mon idée de Terre Mère. Oui c'est une source d'énergie dont nous semblons avoir oublié l’existence dans nos sociétés occidentales. Apparemment, nous ne sommes plus du tout conscients de cette forme d'énergie puissante qui de la nature.
Irais-tu jusqu’à dire un révélateur de notre nature animale ?
C'est dans la prolongation naturelle des choses. Entrer dans la forêt, faire corps avec la nature, c’est se donner la possibilité de laisser jaillir l'inconscient donc le pulsionnel, notre nature ancestrale.
Quel rapport vois-tu avec la faille ?
Affronter son inconscient ou connaître son ombre au sens de Jung, c'est apprivoiser sa faille. Donc passer par la forêt revient à s’engager dans une quête de connaissance de soi pour y trouver sa faille et éventuellement en guérir.
Tu dis que la forêt serait le lieu idéal où l’on pourrait retrouver sa faille, tu parles d’un miroir émotionnel qui serait révélateur de nos pulsions. Pour le dire autrement, ce que tu veux suggérer dans tes images, c’est que, si on veut aller à la rencontre de sa faille, le mieux serait d’aller dans la forêt ?
Oui, je ne sais pas si je l’aurais résumé ainsi mais symboliquement cette idée m’a permis la métaphore visuelle. De la même manière que, pour connaître sa faille, on entre en psychanalyse, ici, on entre dans la forêt. Et je trouvais que cette idée était photographiquement inspirante pour moi pour développer une série.
Tu parles du dieu Père et de la déesse Mère. Dirais-tu qu'il y a une faille divine entre le versant animus et le versant anima ?
Normalement, non, à l'origine, dans le jardin d’Éden, il n'y a pas de faille. Il y a une harmonie entre les deux. Cela dit, ne sommes-nous pas toujours dans une quête perpétuelle de notre moitié perdue ?
Comment les personnes qui apparaissent sur tes photos sont-elles là pour montrer aux spectateurs leur faille ? Comment le spectateur et la photo dialoguent-ils et comment la faille apparaît-elle à ce moment-là ?
Je ne suis pas une photographe du réalisme. Je ne fais pas une description aussi directe des choses. Je cherche plutôt à faire apparaître une émotion et une sensation, à mettre les personnes dans cet élément naturel et de les laisser faire corps avec cet élément-là. Le dialogue entre le spectateur et la photo est mystérieux et doit le rester, comme dans toute relation intime.
Le fait qu'ils fassent corps avec la nature pourrait révéler leurs failles ?
Oui comme nous venons de l’expliquer mais en même temps cette osmose est aussi une transcendance et une solution.
Tu veux dire que quand elles sont dans la nature, c'est comme si, finalement, elles revenaient à un état naturel, une sorte d’Éden, et c'est pour ça que là, elles remédiaient à leur faille ?
Entrer dans un passage inconnu comme celui de la forêt, c'est forcément aller à la rencontre de soi. Et aller à la rencontre de soi, c'est guérir. C'est dans ce sens-là. Et si on pense en termes de société, ce qui est moins personnel, se reconnecter à cette puissance-là, c'est aussi guérir de beaucoup de nos mots, sans tomber dans un écologisme excessif.
Mais surtout qu'est-ce que la faille pour toi ? Qu'est-ce qui provoquerait la faille finalement ? Et qu'il faudrait repasser par la forêt pour pouvoir, quelque part, la guérir? Qu'est-ce qui provoque la faille? C'est l’éloignement de la nature, c'est ce monde contemporain qui nous éloigne de notre source.
Effectivement, je pense que notre monde moderne, aseptisé, froid, difficile, éloigne de la connaissance de soi. Je pense que, de manière naturelle, quand on grandit, une protection de nous-mêmes nous éloigne de notre inconscient, de notre histoire et de nos failles. On en subit les conséquences mais on les connait rarement. Et si on les connait, c'est souvent en prenant de l'âge ou en effectuant un travail sur soi.
En retournant à la nature ?
Et là, symboliquement, c'était se replonger dans quelque chose qui est par essence très instinctif, pulsionnel, inconscient. Cela permet de renouer avec cette force primitive. Jung dit très clairement que tant que l’on n'a pas plongé dans son ombre, on ne se connait pas, on a du mal à bien vivre. Cette recherche d’harmonie est souvent la quête de toute une vie.
Il y aurait aussi une analogie, quelque part, entre une nature, qui est la nature environnante, et notre propre nature, une analogie qui rappellerait le débat entre nature et culture, un retour à notre nature.
Ma série est justement une visualisation de la corrélation entre cette vaste nature environnante et notre propre nature complexe.
C'est important parce ce sont les photos que l’on va rencontrer en premier. Pour le spectateur, il y a quelque chose qui, inconsciemment, peut-être de façon primordiale, inclusivement, fasse sens, fait écho à ce qu’il a en propre.
Après, ce n’est pas la retranscription d'une faille précise, il y a aussi un jeu sensuel avec la nature. Il ne faut pas oublier cette interpellation sensuelle pour le spectateur car c’est un vecteur inconscient de l’écho qu’il peut y trouver.
Comme tu dis, peut-être que ce genre sensuel à la nature est une façon de guérir de cette faille ?
En tout cas, quand on en est à faire corps avec sa nature, on peut considérer qu'on est guéri. Quand on fait corps avec soi-même, quand on se connait bien, quand on est en phase avec ce qu’on est, quand on accepte finalement les aspérités, quand on accepte les choses compliquées...
Philosophiquement, ça se tient tout à fait, parce qu'effectivement, Freud le dit lui-même, que la culture nous éloigne de notre nature, ce qu'on est primordialement. L'animal en nous n'est pas forcément très sociable ou pas forcément très capable de se limiter.
Avant même la culture des sociétés, c'est l'éducation qui nous éloigne de notre nature. On nous éduque et nous limite. D’où l’enjeu d’un remariage avec la nature et un retour vers ce que nous imaginons être un paradis perdu.
Interview par Caroline Guth Mirigay et Christian Walter

Série photo @sophiebadens " A Forest"
Modèle Anne Sophie Trébel
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