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Crucifiante sexualité ! Dans le monde du Créateur, l’être humain est créé simultanément homme et femme (suivant le récit de Genèse 1, 27). Il est créé à l’image de son créateur, sur les deux dimensions masculine et féminine. Ainsi, dès le départ, achevant une geste de création globale de l’univers, exprimée sous le mode universel de la séparation – après avoir séparé la lumière des ténèbres, séparé la terre des eaux, séparé les animaux par espèces distinctes – voici que la création de l’être humain le sépare à son tour en homme et femme : c’est la sexuation (du latin secare, couper) ou différenciation des sexes. Le second récit de la création (qualifié de « yahviste » car le créateur y est appelé Yahvé) fait émerger la femme de l’homme, mais celui-ci est endormi afin qu’il ne puisse pas assister à la naissance de la femme (Genèse 2, 21-24) : pas de contrôle de l’homme sur la femme ! L’homme et la femme seront divinement appelés à ne faire qu’une seule chair. Mais voilà, toujours selon le récit des origines, quelque chose vient gripper ce mécanisme. Un interlocuteur inconnu entraîne la femme puis l’homme à agir dans une direction non voulue initialement, et c’est la chute. Hors du jardin du paradis. La conséquence la plus immédiate est le déséquilibre qui s’instaure entre l’homme et la femme : la femme ira vers l’homme mais il la dominera (Genèse 3, 16). Dans le récit yahviste de la création, la femme subit donc davantage que l’homme la conséquence de la chute. De plus, pour être sur que l’homme et la femme ne puissent jamais plus séjourner dans le jardin originel, le Créateur posta des chérubins armés pour en défendre l’entrée (Genèse 3, 24). Il va donc s’agir de vivre en dehors du paradis, mais, comme le dit bien Francesco Alberoni dans son grand ouvrage Le choc amoureux. Recherches sur l’état naissant de l’amour (1979), nous avons connu le paradis avant d’en être expulsés, nous le connaissons tous, nous savons qu’il existe et nous savons très bien le reconnaître : dans l’état naissant de l’amour (en italien, innamoramento), nous arrachons l’épée de feu de la main des chérubins pour y rentrer par effraction. Mais nous ne pouvons y rester, et c’est la raison pour laquelle l’état naissant de l’amour ne peut être que transitoire : par définition. C’est un mouvement, une promesse, et c’est à nous de trouver les manières de transmuer le choc amoureux en amour durable. A ce moment commence le chemin de croix de la relation homme – femme, tel qu’imaginé par Sophie Badens.

 

Qu’on semble loin du jardin d’Eden ! Il s’agirait plutôt d’un Jardin des délices à la Jérôme Bosch : un enchevêtrement de corps et de situations intimes dans lesquelles l’homme et la femme se retrouvent dans des postures intriquées, face à face ou corps à corps : un mélange de violence et de tendresse, dont on ne sait s’il s’agit d’exquises douleurs ou de peurs émotionnelles (étouffement sous cellophane, noyade, liens contraignants), où les anges qui veillent sur les accouplements paraissent se demander si le déséquilibre de Genèse 3, 16 peut être guéri (le mot « guérir » au centre) par la recréation de l’amour ou, pour employer une autre terminologie, si Eros peut être sauvé par Agapè. La puissance de l’Eros se trouve prise dans la violence des chocs corporels. La lutte entre l’homme et la femme est-elle inéluctablement vouée à réapparaître une fois passé le choc amoureux et la sortie de l’état naissant de l’amour, où peut-on trouver un chemin libérateur qui permettra de quitter la danse de mort à laquelle se livrent les mouvements de domination et soumission ? La réponse apportée par l’œuvre de Sophie Badens est que ce chemin existe : c’est le chemin de croix. Plantée dans la sexualité, au cœur même de la blessure originelle qui saigne à travers les corps dénudés, la forme de la croix apparaît quatre fois dans le collage (et cinq si l’on considère l’enchâssement des quatre croix dans la grande croix – telle la cinquième essence), à la fois comme ce qui va venir cautériser la plaie de la blessure et simultanément la rouvrir pour la transfigurer par l’amour (le mot « amour » en bas à gauche). Il est impossible d’ignorer la blessure originelle dont la violence conduit à l’affrontement entre l’homme et la femme si elle n’est pas transpercée par la croix, telle une opération à vif dans une sexualité qui peut à tout instant revenir sur les pentes mortifères de la relation domination – soumission. Le bras horizontal de la croix représente une oscillation entre la mort (à droite) et le désir (à gauche) : au bondage de la femme (à droite) répond le baiser du couple (à gauche) et ce n’est pas un hasard si, au centre de cette oscillation désir – mort, se trouve le mot « guérir ». La femme prise dans ses liens mortifères (le mot « death » à droite) en sera libérée en retrouvant ce qui la constitue fondamentalement en un retour au plus profond de sa réalité mémorielle (le mot « akashique » à gauche, qui désigne un concept ésotérique issu de la théosophie et de certaines notions de la philosophie hindoue). Atteignant la mémoire de l’univers, elle peut retrouver sa propre mémoire et son identité face à l’homme. Pour le couple au centre de la croix, la violence de la passion n’est plus destructrice. L’impulsion instinctive qui jette l’homme et la femme l’un sur l’autre sur la base du corps sexué est retournée de l’intérieur. L’insatiabilité de l’union sexuelle n’est plus une menace pour la relation du couple. Les liens mortifères du bondage de la femme (bras horizontal de la croix) se transforment en liens de la vie qui relient la femme à l’homme (bras vertical de la croix). Une autre dynamique s’engage. Un ethos du corps (le mot « tempérance » au pied de la croix) construira une sexualité passionnée mais humanisée. Il est donc possible de vivre libre en dehors du jardin du paradis, même si les chérubins ne nous y laissent pas rentrer plus longtemps qu’au moment du choc amoureux. Ainsi va le régime de la sexualité sur terre, trace ou écho d’une divinisation à laquelle nous sommes tous appelés, mais qu’une mystérieuse discontinuité originelle a éloignée de notre atteinte directe.

 

Mais Eros peut être guéri ; la sexualité peut être sauvée. Mais ce que semble paradoxalement nous dire cette œuvre de Sophie Badens, c’est que, pour sauver la sexualité, il faudrait la mettre en croix ou, risquant un jeu de mots, il faudrait… faire une croix dessus !

 

 

Christian Walter

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Centre de recherche Philosophies contemporaines

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